| LITTERATURE-« Paysans de la forêt à l'époque coloniale » de Mathieu Guérin |
Mnong, Stieng, Jaraï ou Brao sont autant de groupes ethniques présents dans les zones les plus reculées du Cambodge. Dans son livre « Paysans de la forêt à l'époque coloniale », le Français Mathieu Guérin, maître de conférences en Histoire contemporaine, retrace l'arrivée des Occidentaux dans ces contrées et ses conséquences=2 0pour les peuples des hautes terres. Entretien avec l'auteur LPJ : Mathieu Guérin, pourquoi avoir choisi d'étudier les paysans des hautes terres du Cambodge à cette époque précise (1863-1940)? Mathieu Guérin : J'ai choisi de travailler sur les paysans des hautes terres à l'époque coloniale parce que des sources existent, nombreuses, françaises et cambodgiennes et qu'il est donc possible de les croiser. La démarche première de l'historien est en effet d'utiliser des sources pour écrire l'histoire. De plus, cette période est une période charnière pour les habitants des hautes terres qui les voit entrer définitivement dans le royaume et au-delà dans l'ère de la modernisation, telle que nous définissons ce concept en Europe. LPJ : Combien de temps avez-vous mis pour mener à bien cette étude ? M.G : Cette étude m'a demandé quatre ans : trois ans de recherche et un an de recoupement des données et de rédaction. LPJ : Vous appuyez votre étude sur des documents d'époque, mais aussi sur un travail de terrain. Pouvez-vous nous raconter en quoi=2 0consistait celui-ci et comment s'est il déroulé ? M.G : Le travail de terrain visait à donner une voix aux paysans de la forêt. Les sources écrites sont essentiellement françaises, et dans une moindre mesure cambodgiennes. J'ai donc décidé d'aller à la rencontre des descendants de ceux qui avaient vécu l'arrivée des Français. J'ai été très bien reçu, même s'il a fallu du temps pour créer un climat de confiance, ce que je ne suis pas totalement parvenu à faire dans le village sur lequel mon étude est centrée, Bu Gler. Beaucoup de gens pensaient que j'étais venu pour venger les Français morts il y a près d'un siècle ! Toute discussion, tout récit s'est accompagné du sacrifice d'une jarre de bière de riz... Une nuit à Bu Gler, nous avons parlé, complètement ivres, jusqu'au petit matin au son des gongs. Je ne suis pas prêt de l'oublier. LPJ : A quelles difficultés avez-vous été confronté ? M.G : La principale difficulté a résidé dans l'éloignement des centres d'archives. Entre Paris, Aix en Provence et Phnom Penh et Mondolkiri, il a fallu que je voyage beaucoup, ce qui était chronophage et cher. L'EFEO (Ecole Française d'Extrême Orient) m'a aidé par une bourse de quelques milliers d' euros, mais pour financer quatre ans de travail et les déplacements, c'était un peu juste. J'ai mangé beaucoup de riz ! « Une présence coloniale au nom de la « mission civilisatrice » de la France » LPJ : En quelques mots, pourriez-vous nous décrire qui étaient ces paysans des hautes terres ? M.G : Les paysans des hautes terres peuvent se définir par leur mode de vie, le rôle central que joue la forêt dans leur perception du monde et dans leurs moyens de subsistance. La plupart pratiquent l'essartage, une forme d'agriculture sur brûlis par rotation. Ils sont ethniquement distincts des Khmers et ont leur propre langue, même s'ils ont une origine commune. Ils vivent sur les plateaux et les plaines situés à l'Est du Mékong. On retrouve des groupes très apparentés dans toute la cordillère qui traverse la péninsule. Il est très difficile de les dénombrer à l'époque coloniale, en raison de la défiance voire de l'hostilité déclarée vis-à-vis des autorités, et des difficultés du terrain. Dans un article publié dans Aséanie, j'arrivais à une estimation de 13000-14000 personnes pour l'arrière pays de Kratié et de Kompong Cham et 25000 à 30000 dans les hautes terres de Stung Treng au dé but du XXe siècle. LPJ : A l'échelle de l'Indochine, quel était l'intérêt pour les Français de s'implanter dans ces contrées ? M.G : Ces contrées étaient au cœur de l'Indochine française ; il était nécessaire pour le prestige de la France, mais aussi pour la défense de l'Indochine de bien les contrôler. Par ailleurs, les terres rouges qui ont servi aux plantations d'hévéas étaient essentiellement dans les zones habitées par les paysans essarteurs. Enfin, par leur apparence physique et leur proximité avec la forêt, ces paysans représentaient l'archétype du sauvage à civiliser et ainsi pouvaient par leur seule présence justifier la présence coloniale au nom de la « mission civilisatrice » de la France. LPJ : De quelle façon la colonisation française a-t-elle modifié le mode de vie de ces habitants ? M.G : L'impact de la colonisation française est très différent selon les régions. Les Stieng de Mémot et Snoul ont été dépossédés de leurs terres, acculturés et finalement beaucoup ont dû partir. Les Mnong du plateau de Mondolkiri ont davantage résisté et ont pu conserver leur mode de vie, mais ont perdu leur indépendance et se sont trouvés placés sous l'autorité d'officiers frança is. M.G : A Stung Treng, à Mémot, à Snoul, la pacification s'est faite sans conflit armé de grande envergure, par la négociation et la persuasion. Sur le plateau, une importante révolte des Mnong, encore bien présente dans les mémoires, a permis à ceux-ci de s'affranchir pendant 20 ans de la tutelle coloniale. La reprise en main par l'armée française a été violente, mais on remarque cependant que les pertes, d'un côté comme de l'autre, restent assez faibles. LPJ : Comment s'organisait l'administration sur une zone aussi large et sauvage ? M.G : Il était impossible pour la puissance coloniale de réellement contrôler et administrer la zone, même en s'appuyant sur l'administration cambodgienne existante. Il y a eu beaucoup de compromis de la part des autorités coloniales afin de conserver au moins une autorité nominale. « Disparition en tant que groupes distincts » M.G : Elles sont devenues cambodgiennes et ont été intégrées au royaume. Mais le processus est douloureux d'autant qu'il s'accompagne d'une spoliation massive de leurs terres. LPJ : Peut-on encore aujourd'hui mesurer sur ces populations un impact de la présence française ? M.G : Oui, puisqu'ils sont cambodgiens, ce qu'ils n'étaient pas pour la plupart en 1863. Par ailleurs, les Français ont transmis leur vision de ces populations, des sauvages à civiliser, ce qui a eu des conséquences importantes sur les politiques menées envers eux après 1953. LPJ : Aujourd'hui, on parle de ces populations en termes de minorités, leur disparition en tant que telles est-elle envisageable ? M.G : Ils s'intègrent progressivement dans le Cambodge. La disparition de la forêt, l'incapacité pour eux de la cultiver en la préservant, l'abandon de leur langue et donc de leur littérature participent à leur disparition en tant que groupes distincts. L'avenir n'est pas rose. Nous ne mesurons pas ce que signifie la fin d'une culture, d'une civilisation. LPJ : Pour finir, avez-vous des travaux en cou rs ou une prochaine parution en prévision ? M.G : Je travaille aujourd'hui sur l'histoire sociale du Cambodge, et notamment sur l'histoire des campagnes cambodgiennes, qui ,elles aussi, ont une histoire. Propos recueillis par Pierre-Olivier Burdin (LePetitJournal.com Cambodge) vendredi 30 janvier 2009 « Paysans de la forêt à l'époque coloniale » de Mathieu Guérin – Bibliothèque d'Histoire Rurale (disponible à la librairie Carnet d'Asie)
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