mardi 3 mars 2009

CAMBODGE, pays à vendre

 


Chronique
Pays à vendre, par Sylvie Kauffmann
LE MONDE | 27.02.09 | 13h51  •  Mis à jour le 27.02.09 | 13h51

ls sont arrivés le 24 janvier juste avant l'aurore, plusieurs centaines d'hommes de main, organisés, escortés par la police en tenue anti-émeutes, et honnêtement, on ne peut pas dire que c'était une surprise. Depuis plus de trois semaines, les habitants des taudis de Dey Krohom, un quartier du centre de Phnom Penh, savaient qu'ils pouvaient être chassés d'un jour à l'autre. Ce qui les a étonnés, c'est la brutalité de l'opération. En trois heures, Dey Krohom ("Terre rouge", en khmer) était rasé. Leurs misérables maisons, leurs possessions, leur vie, tout a été démoli. Certains ont tenté de résister, mais devant les pelleteuses qui avançaient inexorablement et les gaz lacrymogènes qui rendaient l'air irrespirable, ils ont compris qu'ils risquaient d'y laisser leur peau.
Ainsi a pris fin le conflit de Dey Krohom, qui durait depuis trois ans, depuis que les habitants avaient appris par une circulaire municipale que leur terre rouge, devenue terre d'or en plein centre de la ville, avait été cédée à la société immobilière locale 7NG. La société avait offert aux 1 400 familles le choix entre un relogement dans un village à une vingtaine de kilomètres de la capitale, et 15 000 dollars. Petit à petit, elles avaient accepté. Sauf une centaine de familles d'irréductibles, qui exigeaient une indemnisation à la valeur réelle de leur bien.
D'autres habitants de la capitale cambodgienne s'attendent à subir le même sort. Ceux-là vivent au bord du lac Boeung Kak, le plus grand lac de Phnom Penh, dans un fouillis sympathique de ruelles, de commerces et de petites maisons d'hôtes pour backpackers ("routards"). Le lac fait partie d'une concession de 133 hectares accordée à une autre société immobilière, Shukaku Inc., affiliée à un sénateur du régime, et le plan de développement de la "Nouvelle cité de l'Orient" sur ce site pr évoit le comblement de 90 % du lac. Le 26 août 2008, des tuyaux ont commencé à déverser du sable dans l'eau, ignorant les mises en garde des écologistes. Plus de 4 000 familles seraient menacées.
Les expulsions et les conflits fonciers ne sont pas un phénomène nouveau au Cambodge. Amnesty International considère même les expulsions forcées comme "l'une des principales atteintes aux droits de l'homme" dans ce pays, et estime que près d'une famille cambodgienne sur cinq est victime de "l'accaparement des terres" en zone rurale. L'accaparement des terres est un mode d'appropriation simple : le gouvernement accorde une concession couvrant un certain nombre d'hectares à une société ou à un individu, souvent pour y planter de l'hévéa. L'opération implique que les gens qui y vivent, généralement de petits paysans, s'en aillent. Parfois, ils résistent, mais, dans un pays où le droit de propriété, aboli par les Khmers rouges, n'a été rétabli qu'en 1993, le cadastre est une notion aussi irréelle que la transparence dans les transactions.
Depuis 2001, une loi foncière octroie théoriquement un titre de propriété aux personnes qui occupent une terre depuis plus de cinq ans. "Mais la loi, ce n'est pas le problème, explique un avocat d'une ONG d'aide juridique. Le problème, c'est qu'elle n'est pas appliquée." Ici, les carences de l'Etat de droit pre nnent tout leur sens lorsque les magistrats disent candidement aux avocats : "Ne me parlez pas de la loi. Si la mairie m'appelle, je ferai ce qu'elle me dira de faire." Quelque espoir viendrait-il des générations de futurs magistrats, formés par une Académie royale grâce à un financement occidental ? On aimerait le croire. Mais avec un "droit d'entrée informel" qui était, il y a deux ans, de 30 000 dollars, les recrues ne prennent pas un très bon départ.
"C'est un système", vous explique-t-on avec un soupir de résignation. L'ONG Global Witness met le doigt dessus, dans un rapport intitulé "Country for Sale" ("Pays à vendre"), et ça fait mal. Basée à Londres et spécialisée dans l'investigation sur le pillage des matières premières, Global Witness est en délicatesse avec le gouvernement cambodgien depuis plusieurs années. En 2007, elle a révélé comment les forêts du Cambodge avaient été sacrifiées aux intérêts personnels d'une petite élite proche du pouvoir. Début février, ses enquêteurs ont expliqué en détail comment le même schéma était en train de se reproduire sur les minerais, le pétrole et le gaz. "Ne me citez pas, mais tout est vrai dans ce rapport", dit un homme d'affaires cambodgien. Ces gens sont "stupides", a rétorqué le 16 février le premier ministre, Hun Sen, lors d'une table ronde organisée par < I>The Economist : "Ils parlent de corruption dans l'exploitation pétrolière alors qu'elle n'a même pas commencé."
Mais c'est au niveau des concessions d'exploration que se situent les accusations de Global Witness. Le groupe australien BHP Billiton a indiqué avoir versé 1 million de dollars au gouvernement pour pouvoir explorer des mines de bauxite. Aucune trace de ce million n'a pu être trouvée dans le budget de l'Etat.
Que font les bailleurs de fonds ? ONG et membres de l'opposition lèvent les bras au ciel : les Etats étrangers et institutions internationales qui financent la moitié du budget cambodgien ont des moyens de pression, affirment-ils, et devraient s'en servir. Les ONG elles-mêmes, dont le Cambodge est l'une des destinations privilégiées, ne sont pas à l'abri de tout reproche. "Le fond du problème reste que le système est fondé sur le clientélisme", admet un fonctionnaire international, qui se prend à espérer que la crise économique mondiale fasse un peu de ménage.
Post-scriptum.
7 500 des 53 000 militaires australiens, soit un sur sept, sont obèses, vient de découvrir l'état-major. Trois fois plus que les soldats américains, c'est beaucoup trop.
Courriel : lettredasie@lemonde.fr.

Sylvie Kauffmann
Article paru dans l'édition du 28.02.09



Reçevez AOL Mail sur votre téléphone.Vos e-mails accessibles à tout moment! Créez un e-mail gratuit aujourd'hui.

Aucun commentaire: